Comment répondre à la question « avez-vous des enfants ? » lorsqu’on a 44 ans et que ça touche la plus grande blessure du monde ? Jusqu’à ce jour, cette question m’a été posée dans les contextes les plus incongrus, par des inconnu·e·s et à des moments impensables – par exemple à 8h du matin devant tout mes collègues. Elle m’a été adressée par des personnes pour qui enfanter semble être chose simple et naturelle, par des personnes qui ne soupçonnent pas un instant qu’il existe des réponses plus nuancées que « oui » ou « non ».
Jusqu’à ce jour, j’ai répondu « non ». Ou, sur un ton plus défensif « non, et vous ? ». À chaque fois, ces échanges m’ont laissé un arrière-goût d’amertume. Lorsque la conversation se poursuivait par des remarques du type « je comprends, c’est un choix » ou « tu as le temps, tu es si jeune » (à 43 ans !) – ou pire encore par d’autres questions comme « tu es radieuse, es-tu certaine de ne pas être enceinte en ce moment ? », l’amertume faisait place à une tristesse insondable et à une colère sourde, aussi forte qu’impossible à exprimer. Envie de pleurer pour toujours et de partir en courant, besoin de hurler et de tordre le cou à mes inquisiteurs. Parce que, en effet, comment leur dire la vérité ? Comment raconter mon opération à 32 ans pour une fausse couche, suivie d’une séparation soudaine avec un homme qui, après 7 ans de relation stable et harmonieuse, a pris ses jambes à son cou pour aller procréer ailleurs 8 semaines plus tard ? Quels sont les mots pour dire que, une fois mes plaies pansées, il m’a été difficile de trouver un partenaire encore disponible sur le marché saturé de l’amour contemporain ? Comment expliquer l’ablation de mes fibromes utérins à 35 ans en bloc opératoire, suivie d’une endométriose ? Comment raconter les traitements hormonaux avalés, dans l’espoir de guérir de cette maladie encore mal connue ? Mais surtout, à qui puis-je confier qu’à la veille de mes 40 ans, à nouveau désespérément célibataire après une rupture amoureuse, je me suis précipitée dans une clinique de fertilité à l’étranger, pour finalement faire congeler mes ovocytes en toute urgence ? Que dire sur cet acte qui suppose de voyager à tout moment pour faire des échographies en série, d’affronter un personnel médical indifférent, de mentir en annulant tous ses engagements, de se piquer en cachette dans le train, d’inventer des excuses bidon auprès de ses collègues, de devoir stocker des seringues dans le frigo de son lieu de travail, de cacher un ventre gonflé par ses ovules multipliés – tout cela pour finalement parvenir, dans mon cas, à une ponction de 7 maigres ovules ? Comment justifier ensuite, à 41 ans, l’opération d’un minuscule polype par un médecin aussi injoignable qu’adulé par ses confrères, et qui estime que ce détail augmenterait mes chances de maternité ? Quelques inséminations artificielles plus tard, stimulations hormonales à l’appui, comment évoquer le désarroi d’une solitude totale face à un conjoint (finalement retrouvé) qui brille par son absence, me laissant toute seule avec le « bonne chance » du gynécologue entre mes cuisses ? Qu’y a-t-il à dire au sujet de toutes mes tentatives ratées, suivies de tensions au sein d’un couple forcément élimé par les échecs, et inévitablement vaincu par l’épuisement du sexe sur commande? Comment nommer ma tristesse, mon angoisse et mon stress face à toutes les occasions manquées de procréer, face à chaque ovulation sans rapport sexuel? En battante qui a frisé la dépression, je me suis prise en main, je me suis relevée, encore et encore. Et j’ai trahi mes valeurs. Mes démarches sont irracontables : j’ai épluché le site d’une clinique au Danemark où les femmes comme moi se font inséminer secrètement (puisque mon pays empêche l’accès à la PMA avec don de sperme pour les femmes non mariées), j’ai proposé à mes amis homosexuels de construire une famille arc-en-ciel (sans succès), j’ai discuté avec un donneur anonyme (déjà père d’une quinzaine d’enfants à travers toute l’Europe, à l’insu de sa propre épouse), j’ai couché avec mon ex, j’ai fait l’amour au premier venu et j’ai récupéré son sperme dans le préservatif – négligeant ainsi les règles de prudence élémentaire que j’avais toujours respectées.
Où ai-je bien pu trouver le courage de tout recommencer à zéro à 42 ans, avec un nouvel homme et dans une autre ville – enfin le bon, mon vrai compagnon de vie –, pour repartir vers un dernier tour de carrousel impliquant des gynécologues dans une autre langue, des stimulations hormonales et des piqûres, une ponction d’ovocytes très décevante (1 ovule) dans une clinique étrangère qui ne disait pas toute la vérité et qui se trompait dans le calcul du calendrier ? Comment survivre à la déception face à cette ultime carte épuisée, celle de ma réserve décongelée et fécondée avec succès en 8 embryons viables, mais qui ne se sont pas implantés malgré deux FIV avec ICSI ? Et tout cela malgré l’investissement spirituel de notre couple, malgré nos cérémonies et malgré beaucoup, beaucoup de véritable amour partagé? Je ne pourrai jamais dire tout cela ni à ma mère, ni à celle de mon compagnon, et pas non plus à toutes ces rangées d’amies qui ont enfanté des grappes de bouts de chou sans même y songer.
Au final, tout cela m’aura coûté plusieurs dizaines de milliers d’euros, et pas un seul de ces soignants ne s’est enquis de ma santé à moi. Pour donner la vie à un enfant, j’ai additionné 11 ans de lutte, 5 opérations sous anesthésie complète, 9 embryons fécondés, 4 cicatrices sur le ventre et plusieurs dans l’utérus, des « rapports ciblés » à n’en plus finir, des centaines de seringues jetées, 400 fois mes règles en 31 ans pour rien, des litres de larmes et des heures de consultations chez des psychologues, des hypnothérapeutes, des astrologues, des voyantes, des réflexologues, des acupuncteurs et des rebouteux. Aujourd’hui, je garde le souvenir de ma seule grossesse de 9 semaines, une précieuse image échographique à l’appui. Un petit cœur a battu au creux de moi, mais il n’est plus. Le rôle de ma vie m’a été fauché par un train sur le quai de gare. Ma mère s’était trompée avec une carte qui se voulait consolatrice : « tu as encore de belles années devant toi. » (comprenez là « tu as encore le temps de trouver un autre homme de ta vie et de fonder une famille avec lui »). Ces années n’ont pas produit le fruit tant désiré, certes un désir barbouillé d’ambivalence à travers les méandres de l’ambition professionnelle et du besoin d’indépendance – mais un désir tripal quand-même.
Aujourd’hui, c’est terminé. Il me reste à crever en silence, à ravaler mes larmes, à militer féministe, à me la jouer queer, à faire le deuil du bébé idéal (qui n’existe pas, ai-je beau me répéter), à peaufiner ma spiritualité, à tourner la page, à snober notre société focalisée sur le succès, à booster encore ma carrière, à me venger sur une clope, à pleurer en solitaire, à assumer les regards posés sur mon ventre de grossesse nerveuse, à me venger en cuisinant des plats délicieux, à me noyer dans des romans qui ne parlent jamais de ma douleur, à espérer un miracle, à pleurer encore, à cultiver ma reconnaissance quand-même, à tourner mes échecs à mon avantage et à choyer mes amies qui viennent se réfugier chez moi – ces amies qui idéalisent ma liberté, tout comme je fantasme leur bonheur maternel (parce qu’elles ont un bébé bien réel, pour le coup). Je peux m’émerveiller devant les enfants des autres, on me laisse parfois gâter mes filleuls et ma nièce. Je crie à toutes les mamans et à toutes les femmes enceintes qui se pavanent devant moi : « personne ne possède jamais personne – même pas un bébé ! Un enfant, c’est un cadeau de la vie et pas un mérite à s’attribuer ! ». Je crie, je chiale, je reste devant une porte claquée.
Oui, j’ai eu des enfants, mais ils ne sont plus de ce monde. La prochaine fois qu’un·e inconnu·e violera mon intimité en me posant la question « Avez-vous des enfants ? », je répondrai : « Êtes-vous vraiment prêt·e à entendre cette histoire ? ».
Autres réponses possibles (et déconcertantes) à la question « Avez-vous des enfants »?
Vous voulez savoir si j’ai fait l’amour sans préservatif ?
Je suis stérile et mon compagnon a le sida.
Avez-vous vraiment envie de réveiller les morts ?
Peut-être, mais je ne sais plus où ils sont.
À l’époque, oui.
Bien sûr, mais ils étaient tellement mignons que je les ai dévorés.
Est-ce une condition pour faire partie de cette séance de travail ?
Ai-je l’air d’avoir passé une mauvaise nuit ?
Et vous, êtes-vous ménopausée ?
Et vous, comment se porte votre prostate ?
C’est fort possible. Demandez plutôt à mon mari !
Gaëlle Malouet, Paris
Mai 2022